Un poisson qui vous veut du bien

Se lancer dans la mode textile est une aventure, certes risquée, mais palpitante. Un nombre croissant de créateurs innovent pour faire bouger les lignes d’un secteur peu durable où l’hyperconsommation règne en maître. Nous avons rencontré Céline Lejeune, co-fondatrice de la marque Bonjour Maurice pour parler motivations, valeurs et stratégie lorsque l’on souhaite se lancer dans la mode durable. Rencontre.

De la fabrication des matières premières, au transport en passant par le lavage et le recyclage, l’industrie textile génère une immense pollution au point d’être devenue une des plus polluantes au monde. En 2018, plus de 100 milliards de vêtements ont été vendus dans le monde. Au Bénélux, cela représente près de 10kg de vêtements par habitant et les consommateurs achètent toujours plus, pour une durée d’utilisation de plus en plus courte.

Cette tendance a un nom : la fast fashion. C’est-à-dire une sorte de mode jetable qui se renouvelle en permanence. Pourtant, les concepteurs de vêtements sont de plus en plus nombreux à tenter de faire bouger les lignes en proposant des vêtements plus éthiques et durables, tout en saisissant l’occasion de se démarquer de la concurrence traditionnelle.

Mais qui sont-ils ? Nous avons eu l’occasion de rencontrer Céline Lejeune, co-fondatrice de la marque de vêtements pour enfants Bonjour Maurice, dont les valeurs de durabilité constituent les fondements mêmes du projet entrepreneurial.

Aline & Jonathan : Afin de mieux vous connaître, peut-on d’abord savoir qui est ce fameux Maurice ?

CL : A la base, il y avait mon souhait de me construire un boulot avec du sens. Après avoir passé 10 ans de carrière dans des structures dites « classiques », j’ai eu envie, même besoin, de changer mon rapport au travail et au sens qu’il m’apporte et qu’il apporte à notre économie et à la société. Passionnée de mode et de textile, je me suis lancée dans ce secteur en partant du constat que la fast-fashion pousse toujours plus à la consommation, pousse le client à acheter plus, mais finalement à utiliser moins ses vêtements et à les jeter plus vite. Bilan des courses : l’industrie textile est la deuxième industrie la plus polluante au monde après les industries pétrolières. Donc Maurice c’est un petit clin d’œil à la célèbre publicité dans laquelle le petit poisson éponyme « pousse le bouchon un peu trop loin », comme l’industrie de la mode qui pousse toujours un peu plus loin le modèle du tout jetable et consommable sans considération pour l’environnement et la société. A travers notre projet, nous avons donc souhaité redonner du sens aux valeurs de durabilité que devrait porter la mode.

A & J : Si vous nous permettez de pousser le bouchon un peu plus loin, pourquoi « bonjour » alors ?

CL : C’est un clin d’œil à nos valeurs qui touchent aussi à la pédagogie. Bonjour Maurice, c’est un système de box avec sept pièces de vêtements interchangeables et réversibles. Avec humour et éducation, nous proposons aux enfants de choisir eux-mêmes leurs combinaisons de vêtements avec nos vêtements réversibles. On stimule leur autonomie et la créativité car ils disposent finalement d’assez peu de vêtements en quantité, mais de beaucoup plus de combinaisons possibles grâce à notre système de réversibilité. In fine, on ne privilégie pas la quantité mais bien la qualité. Ce bonjour, représente notre deuxième pilier de valeur, l’ouverture et la simplicité.

Céline Lejeune, co-fondatrice de Bonjour Maurice

"Quand on se positionne comme une entreprise, une marque durable, il faut être le plus complet dans sa démarche. Ceux qui se contentent d’être écologiques au niveau des matières premières (éco-sourcing), c’est bien, mais qu’en est-il des conditions de travail, de la gestion de la production ?"

       

Les vêtements produits pour Bonjour Maurice sont conçu en atelier au Portugal

A & J : Ne dit-on pas d’ailleurs, la vraie richesse, c’est tout ce dont on peut se passer ?

CL : Nous sommes dans cet esprit-là, c’est vrai. Nous croyons dans une forme de simplicité qui évite d’encombrer moralement, physiquement et financièrement les parents. La fast-fashion aliène les consommateurs en les forçant à changer constamment de vêtements, parce qu’ils sont démodés rapidement vu le nombre exponentiel de collections qui se lancent chaque année, et leur durée de vie plus que limitée.

A & J : N’était-ce pas un coup de poker de se lancer dans en mode, un secteur déjà bien bouché et concurrentiel ? Qu’est-ce qui vous a fait dire, « maintenant je passe à l’action » ?

CL : La passion et la conviction avant tout. Je suis ingénieure commerciale de formation et je savais d’avance que c’est un secteur compliqué. Au moins une mauvaise nouvelle par jour dit-on… Et c’est vrai (rires) ! Rationnellement il ne faudrait pas se lancer, mais notre naïveté nous a, d’une certaine manière, poussé à lancer notre marque. Mais n’est-ce pas le propre de tous les entrepreneurs ? S’il y a une leçon que nous avons appris, c’est qu’avec la créativité nécessaire et le flair pour se différencier des concurrents, c’est possible de construire quelque chose de durable.

A & J : Parler de la prise en compte du développement durable, c’est invariablement revenir sur les coûts supplémentaires qui viennent se greffer à l’entreprise. Mais in fine, c’est plutôt un frein ou une opportunité selon vous ?

CL : De par mon parcours scolaire (écoles à pédagogie active), j’ai toujours baigné dans un environnement où l’on se pose toutes sortes de questions sur le fonctionnement des choses qui nous entourent, de notre environnement… Donc pour moi c’était une évidence de prendre en compte les mécanismes du développement durable dans mon activité, de faire une marque écologique. Je ne suis pas sûr que j’aurais pu passer outre, ou alors j’aurai fait quelque chose de complètement différent. Ces coûts dont vous parlez, nous les intégrons depuis le début dans notre modèle, et le développement durable fait aussi partie de notre marque et des valeurs qu’elle porte. C’est un moyen de nous démarquer de la concurrence, donc c’est tout de même une démarche gagnante.

A & J : Nous sommes en 2020. Le public y est plus sensible ?

CL : Oui et non à la fois. Oui car nous sentons bien que cette sensibilité grandit et que les préoccupations environnementales prennent de plus en plus d’importance dans les choix de consommation. Non car le style reste encore l’argument n°1. L’éthique, l’écologie ne sont pas encore des éléments déclencheurs à l’achat. Ça peut être un plus, mais ce sont encore trop des convaincus qui se tournent vers ces vêtements. L’industrie textile n’est pas encore assez perçue comme une industrie extrêmement polluante et inégalitaire. Les gens pensent à l’alimentation bio ou aux produits plastiques, mais moins à la mode. Qui sait combien de fois un jeans fait le tour de la planète avant d’arriver dans les bacs des magasins ?

A&J : Quelle est du coup votre recette pour conjuguer développement durable avec business ?

CL : Vous vous en doutez, c’est à chacun de trouver sa recette. De mon expérience, pour percer et innover dans un milieu bouché comme la mode, vous devez créer des nouveaux besoins qui vont permettre de modifier les habitudes de consommation, en plus durable dans mon cas. C’est l’idée de notre ‘box’ et de ses vêtements réversibles. Personne ne cherchait vraiment ce type de solution en soit, mais nous sommes venus combler une série de besoins connexes qui tendent à améliorer et faciliter la vie de nos clients, en plus du vêtement en lui-même.


A & J : Quel est selon vous le plus gros challenge pour gagner en durabilité ?

CL : Quand on se positionne comme une entreprise, une marque durable, il faut être le plus complet dans sa démarche. Ceux qui se contentent d’être écologiques au niveau des matières premières (éco-sourcing), c’est bien, mais qu’en est-il des conditions de travail, de la gestion de la production ? Un aspect qui nous préoccupe particulièrement est celui de la solidité des vêtements. Plus un vêtement se porte longtemps, moins vite on doit le changer et donc le jeter et en acheter un autre. C’est également un aspect très important du développement durable mais qui est tabou ou éludé car contraire au dogme de l’hyperconsommation.  Ce que l’on appelle l’éco-design, l’éco-conception est aussi important.

Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que les règles de base du marché sont dictées par la fast-fashion, avec des t-shirt parfois moins chers qu’un sandwich. Donc c’est difficile de faire bouger les habitudes de consommation. Le travail doit se faire aussi au niveau de la sensibilité.

A & J : Vous avez le sentiment d’avoir un impact positif et durable avec Bonjour Maurice ?

CL : Avec notre système de réversibilité/combinaison, un vêtement Bonjour Maurice, c’est 10 vêtements économisés. Pour vous donner une idée, un t-shirt classique, c’est 20 000 litres d’eau et 5,6kg de CO2, donc chaque vêtement que l’on vend a un impact positif. Faites le calcul avec une box de 7. Pour chaque vêtement que nous vendons, je fais le calcul de tous les gains environnementaux engendrés. C’est extrêmement motivant. Au final, notre objectif serait de devenir une sorte de référence dans le domaine, une référence de comparaison pour améliorer le secteur de la mode.

A & J : et pour terminer sur une note internationale, comment voyez-vous votre développement hors de nos frontières ?

CL : Pour des raisons linguistiques évidentes, nous nous sommes focalisés sur la France. Mais au niveau de la philosophie du projet (éthique et autonomie), nous nous retrouvons assez bien dans les pays germanophones et scandinaves où le public est plus réceptif ou à tout le moins plus sensibilisé à la base à cet univers. Je pense que Bonjour Maurice a un grand potentiel au nord, une fois les barrières linguistiques franchies. Pour cela, nous pouvons heureusement compter sur l’aide de WBDM et de l’AWEX. C’est notre prochain projet.

 

Illustrations : Bonjour Maurice & Photography By Gaby

Depuis 2006, Wallonie-Bruxelles Design Mode (WBDM) soutient les entreprises et les designers (Wallonie et Bruxelles) des secteurs de la mode et du design dans leur développement international. Cela comprend la mode, le design produit, -de mobilier, -textile, -d'espace, -de communication, -social et le food design.

WBDM s’adresse avant tout à un public d'entreprises et de créateurs entrepreneurs, dont l’ambition est d’élargir leur activité à l’étranger et de les soutenir grâce à son équipe spécialisée dans la mode et le design. Comment ? En leur apportant des formations, des conseils à l’exportation en les appuyant sur les différentes aides, soutiens financiers et autres opportunités, en prospectant de nouveaux marchés via les salons, événements internationaux et la presse spécialisée.

Plus d'infos : www.wbdm.be

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